Depuis plusieurs années, les rentrées sociales se font sous la menace des conflits sociaux, mais sans que ces derniers ne voient le jour. Ce qui n’est donc qu’une crainte, s’inscrit dans une évolution plus globale des conflits sociaux « classiques », qui, sous forme de grève et mesurés par les « journées de travail non travaillées » ne cessent de diminuer depuis les années 1970. Pourtant, le climat particulier de cette année, entre menaces inflationnistes, guerre en Ukraine et incertitudes politique et énergétique, pourrait-il contredire les tendances profondes évoquées ?
Quelques éléments à prendre en compte pour éclairer cette rentrée sociale
Un climat économique, social et international inédit pèse sur la rentrée sociale
D’abord l’inflation. Elle frappe durement plusieurs pays européens, et la France potentiellement, même si cette dernière est encore relativement préservée par la mise en place d’un bouclier énergie qui protège le pouvoir d’achat des Français. Au sein des entreprises, les employeurs ont pris conscience que de nouveaux éléments de négociation étaient nécessaires, d’une part pour fidéliser les talents, et d’autre part pour faire face aux syndicats, plutôt en position de force pour négocier une augmentation des salaires. Il y a donc à priori une conjonction d’intérêts communs propices à des négociations innovantes et constructives.
Ensuite, les futures décisions gouvernementales et le calendrier politique des réformes pourraient entrer en collision avec les négociations en entreprise, et, l’absence de visibilité en termes d’inflation pourrait plonger les partenaires sociaux dans une grande incertitude. C’est à ce titre que le jeu des négociations dans les entreprises aurait encore plus de poids et d’importance dans les mois à venir.
Enfin, le climat international et ses répercussions, notamment sur la politique énergétique. Il risque assurément de mettre à rude épreuve le climat social dans les entreprises, surtout si celles-ci doivent anticiper des rationnements de leurs sources d’énergie et reconfigurer leur organisation du travail pour se conformer aux appels à la sobriété énergétique venant à la fois du Gouvernement et du monde associatif.
Ces incertitudes à un niveau jamais atteint, même au plus fort de la crise du Covid sont donc à la fois et paradoxalement, l’occasion de faire éclore de nouvelles formes de contestation sociale, en même temps que d’offrir l’occasion unique d’un dialogue social renouvelé.
L’évolution des formes de contestation sociale
Le temps des conflits sociaux n’est plus simplement le lot des jours individuels de grève non travaillés, indicateur de mesure depuis 2005, qui montre une diminution des conflits sociaux du travail (164 jours annuels en 2005 contre 67 jours annuels en 2020). Face à la difficulté d’étendre la grève reconductible dans le secteur privé, face aux déserts syndicaux et à la réduction de l’activité des militants syndicaux, les organisations syndicales ne semblent plus avoir la puissance suffisante pour entraver ou exiger le retrait d’une réforme.
D’autres phénomènes voient le jour démontrant les mutations des mouvements sociaux : mouvement contre la Loi travail en 2016, gilets jaunes en 2018, marches pour le climat et le mouvement inédit contre la réforme des retraites en appui à la grève SNCF la plus longue de son histoire (1,5 mois), etc, des mouvements inattendus et inédits qui suggèrent aux entreprises de trouver les moyens d’anticiper pour éviter d’autres risques de conflictualité.
À cet égard, la contestation qui voit le jour au Royaume-Uni, 30 ans après les derniers conflits sociaux majeurs de l’époque thatchérienne, constitue un exemple qui pourrait faire référence. Les associations (mouvements citoyens « don’t pay »), syndicats (dockers, cheminots, salariés du métro, infirmiers, médecins, enseignants) s’organisent pour lutter contre l’augmentation du coût de la vie et l’inflation autrement que par la négociation collective. Avec 26 % des travailleurs britanniques syndiqués (56% dans le secteur public et 14% dans le secteur privé) contre 10,2% en France, ce répertoire d’action inédit, comme l’illustre le mouvement « don’t pay » qui vise à demander aux citoyens de ne plus payer leurs factures d’énergie, est à suivre de près, car il reflète potentiellement ce qui pourrait se jouer d’ici quelques mois en France, les boucliers gouvernementaux n’étant pas éternels.
La rentrée politique pourrait peser dans la balance sociale
La question du pouvoir d’achat (énergie, alimentaire), les difficultés de recrutement ainsi que les réformes à mettre en place (chômage, retraite) avec une absence de majorité au Parlement peuvent tendre le climat social. L’ambition du Président de la République d’aller vers le plein emploi et une réduction du déficit public à moins de 3% du PIB ne sont pas, non plus, sans alerter l’opposition. Il sera intéressant d’observer finement la cohérence entre le discours des grandes confédérations syndicales et patronales avec la réalité des entreprises et le dialogue de proximité. Au niveau national, au sein des organisations syndicales, le rapport de force s’organise avec un 1er rendez-vous ayant eu lieu le 5 septembre et un autre prévu fin octobre. L’objectif est de peser le plus possible dans la réforme de l’assurance chômage. Quant aux organisations syndicales d’accoutumée plus contestataires, une journée d’action est prévue le 29 septembre (CGT, SUD, FSU).
Comment organiser les conditions d’un dialogue social constructif ? Le CNR est-il vraiment la solution ?
Pour la première fois depuis 1936, la plupart des entreprises de France (75%) vont devoir renouveler les mandats de leurs représentants du personnel. Fin du premier cycle CSE (création en 2017 par les Ordonnances Macron), l’heure est aux premiers constats. Cette période électorale qui s’ouvre pousse les confédérations au niveau national et les sections syndicales au niveau de l’entreprise à organiser un rapport de force pour peser dans le paysage politique, économique, social et désormais climatique.
Au niveau de l’entreprise d’abord, pour rappeler leur mécontentement dans la mise en application des Ordonnances après un mandat (Cf. Bilan des Ordonnances) : aborder le manque de moyens, la perte de sens du rôle d’élu, la diminution de la prise en compte des aspects santé au travail. Il ne faut pas non plus négliger la difficulté à trouver un nombre suffisant de candidats, car la fonction demande beaucoup de sacrifices, pour peu de reconnaissance encore. La question des parcours militants, la renégociation des accords CSE, la montée en puissance du dialogue de proximité seront des thèmes cruciaux à négocier dans les prochains mois avec les directions pour ne pas créer de frustrations et envisager sereinement les négociations à fort enjeu sur le pouvoir d’achat.
Au niveau national ensuite, si la CFDT est, depuis 2 cycles électoraux, la première organisation syndicale devant la CGT (première entre 1895 et 2017), le maintien à cette première place est déterminant pour poursuivre la culture de la négociation plutôt que celle de la contestation, mais exige un dialogue social vertueux.
De plus, l’idée du Gouvernement de favoriser la démocratie sociale grâce au nouveau CNR (Conseil National de la Refondation) démarre plutôt mal, certaines associations, confédérations (CFE-CGC, FO, CGT, SUD, FSU) et partis politiques ayant déjà annoncé leur volonté de boycotter le rendez-vous. Réussir la démocratie sociale suppose de se poser la question de la répartition des rôles entre le Parlement, le Gouvernement, les partenaires sociaux et les citoyens. C’est aussi construire une véritable culture de la délibération et être pragmatique. C’est enfin exiger que le syndicalisme s’adapte. Mais pour ce faire, il faut nécessairement donner aux « corps intermédiaires », la place qu’ils méritent avec des règles du jeu équilibrées, où chacun participe de manière équitable, sans perdre de vue l’objectif de justice sociale. Par conséquent, la première chose à laquelle il faut veiller, c’est au développement de politiques de dialogue social qui intègrent la justice sociale à tous les niveaux : entreprises, territoires, branches, national, voire européen et international. Les partis politiques et les organisations syndicales, plus coutumières de la contestation, rejettent encore cette perspective et préfèrent contourner la démocratie sociale par la lutte, la résistance et le maintien d’un rapport de force réel.
Les fragilités du système de régulation sociale à la française n’ont jamais été aussi importantes. L’émiettement (ou sa dispersion), la division et la faible représentativité des syndicats risque de peser durement sur le climat social. Les organisations syndicales ont donc une autorité et une autonomie réduite, pendant que l’État et les gouvernements successifs réforment sans discontinuer. La volonté et la méthode de dialogue et de coconstruction souhaitées par Emmanuel Macron suffiront-elles à trouver leur juste place dans ce climat difficile et incertain ? Cette rentrée sociale, aux allures inédites, mérite plus que jamais de se poser la question.
Par Stéphanie Matteudi-Lecocq, Directrice Practice Formation, Conseil et Dialogue social, au sein du Groupe Alixio.
Les organisations syndicales ne semblent plus avoir la puissance suffisante pour entraver ou exiger le retrait d’une réforme.
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