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26/05/2023

Malaise dans les rémunérations, saison 2, c’est encore pire qu’avant ?

Notre expert

Rodolphe Delacroix

Rodolphe Delacroix

Directeur Associé Rémunération et Actionnariat

En 2020, Rodolphe Delacroix a publié Malaise dans les rémunérations. Titre prophétique ! Il proposait de regarder la réalité en face et de remettre à plat la question des rémunérations. Trois ans plus tard, l’irruption durable de l’inflation, les tensions sur le marché de l’emploi, une certaine « smicardisation » de l’économie poussent l’auteur à aller plus loin dans ses analyses et à préconiser des changements dans les politiques salariales pour éviter que ce malaise ne devienne crise sociale et politique.

Cette réalité des rémunérations, quelle était-elle ? Elle se caractérisait d’abord par le décrochage des « salariés médians »

Ces derniers, ainsi nommés par Denis Olivennes, représentent 22 millions des Français. Ils ont cette particularité d’être sur la crête qui divise les rémunérations en deux et donc d’avoir au-dessus et en dessous d’eux autant de Français qui gagnent plus que de Français qui gagnent moins.

En 2019, ce revenu médian était de 1700€ nets, il atteint 1850€ nets en 2023. Il a augmenté depuis grâce aux 17 milliards versés par un pouvoir aux abois après les émeutes des Gilets jaunes puis aux revalorisations d’urgence des salaires des personnels hospitaliers (le fameux Ségur de la santé). Ce sont maintenant les professeurs qu’on veut tirer d’urgence au-dessus de la médiane des rémunérations en assurant qu’aucun d’entre eux ne gagnera moins de 2000€. Mais ces mesures d’urgence ne dessinent rien de cohérent et de structurel. Elles évitent les réformes de structure et la refonte des organisations. Elles occultent la faible attractivité de ces métiers dont les conditions de travail sont toujours aussi difficiles. Elles contournent la nécessaire réforme de la grille de la fonction publique, toujours aussi étouffante et inadaptée à la diversité des situations. Bref, elles tombent à plat et n’ont d’autre effet que de calmer pour un temps la colère sociale tout en aggravant le déficit budgétaire et l’endettement du pays.

À cela s’ajoute un paramètre : le retour de l’inflation

Les niveaux d’inflation constatés depuis la mi-2021 n’ont aucune commune mesure avec les taux précédents. Il faut remonter au début des années 80 pour constater une inflation supérieure à 5% en France et en Europe. Avec une inflation passant en quelques mois de 2 à 6%, toute l’échelle des rémunérations est perturbée. Selon que votre entreprise est capable de négocier avec les partenaires sociaux des budgets d’augmentations salariales à même de compenser la hausse des prix et de les répercuter sur les prix des clients, vous pouvez passer entre les gouttes de l’averse ou, au contraire, tomber dans une spirale de l’appauvrissement à peine enrayée par les boucliers tarifaires mis en place par le gouvernement.

Grâce aux enquêtes que nous avons menées avec le cabinet Alixio[1], nous avons constaté que les grandes entreprises ont su réagir rapidement à la forte hausse des prix de l’énergie puis des prix alimentaires en accordant des budgets d’augmentation des salaires de l’ordre de 4,5% par an dès le second semestre 2022. À cela s’ajoute, dès la rentrée 2022, le versement d’une prime de partage de la valeur de 1000€ en moyenne par salarié, et ce, jusqu’à trois fois le Smic (5200€)[2]. Sans oublier les primes d’intéressement et de participation, plutôt généreuses dans les grandes entreprises en 2021 et 2022. Au total, il n’est pas faux de dire que la grande masse des salariés des grandes entreprises n’ont pas perdu en pouvoir d’achat, voire ont maintenu leurs revenus réels.

Pour autant, la protection du pouvoir d’achat voulue par les DRH produit aussi des effets collatéraux. La reprise de l’inflation entraine un tassement des grilles salariales. Les salariés placés parmi les premiers niveaux de grilles salariales sont les plus impactés. Quand vous êtes payé 10% de plus que le minima de votre convention collective après 10 à 15 ans de carrière et que vous voilà rattrapé par les trois hausses automatiques du Smic intervenues en 2022[3], vous ressentez un déclassement effectif et le sentiment douloureux que l’expérience et la qualification n’ont plus d’effet sur votre niveau de rémunération. Quand vous voyez arriver des nouveaux recrutés à des niveaux supérieurs de 15 à 25% de plus que votre salaire, au motif que les difficultés de recrutement que rencontrent les entreprises nécessitent d’augmenter les salaires d’embauche, vous ressentez un vif sentiment d’injustice. Enfin, quand vous êtes cadre moyen ou senior en fin de carrière et que vous ne percevez pas deux années de suite ni augmentation individuelle ni bonus, ce n’est pas une faible augmentation générale appliquée à votre salaire qui suffira à vous assurer que votre pouvoir d’achat ne diminue pas. La cohorte des déçus, des aigris et des frustrés ne peut qu’augmenter, même dans les grandes entreprises, avec le retour de la roulette que constitue l’inflation.

Le risque de « smicardisation » de l’économie

De plus en plus, nous assistons à une smicardisation des salaires puisque 17% des premiers niveaux de qualification sont au Smic. Selon l’économiste de Rexcode, « le Smic correspond aujourd’hui à 80 % du revenu médian en France, contre 60 à 66 % dans les pays de l’OCDE ». Cela a bien sûr un effet démoralisant pour les salariés placés au-dessus du Smic qui se font rattraper et un effet démobilisateur pour les entreprises qui peuvent s’estimer quitte avec les augmentations des minimas salariaux : de facto, l’enquête Alixio de mars 2023 montre que seulement une entreprise sur deux répercute la hausse des minimas conventionnels consécutives aux hausses successives du Smic sur les bas salaires, jusqu’à 1,5 ou deux Smic.

De facto, les principes qui régissent les revalorisations salariales sont altérés. Il est d’usage depuis 30 ans de réserver des augmentations individuelles aux cadres et de négocier des augmentations générales pour les non cadres, certains agents de maîtrise ou cadres de premier niveau bénéficiant également d’augmentations individuelles.

Revenir sur les augmentations individuelles des salaires des cadres du fait de l’inflation serait une grave erreur. Dans une économie ouverte, faire preuve d’une contribution réelle est nécessaire pour prétendre à une augmentation de son salaire. De même, afficher une performance conforme aux objectifs fixés justifie le versement d’un bonus ou d’une prime variable, individuelle ou collective. Ces principes-là, mis en place depuis les années 90 dans toutes les entreprises pour motiver et reconnaître les cadres et les ingénieurs, doivent perdurer, même s’il convient de les adapter à la nouvelle donne créée par l’inflation. Certes, dans notre enquête, 90% des cadres continuent à être éligibles à des augmentations individuelles au mérite. Mais de plus en plus d’entreprises accordent des montants d’augmentations générales aux premiers niveaux d’encadrement : il n’est pas rare de voir les entreprises accorder une augmentation du salaire de base de 1 à 2% pour tous ou un talon mensuel de quelques centaines d’euros aux cadres et aux non cadres. Les budgets n’étant pas extensifs, doit-on en conclure que la protection du pouvoir d’achat rendue nécessaire pour lutter contre les effets de l’inflation va se traduire par une diminution à terme des augmentations liées au mérite ? Si tel était le cas, nous reviendrions sur une avancée majeure des 30 dernières années, source de reconnaissance et de motivation pour les intéressés et aussi de création de valeur pour les entreprises. Attention à ne pas faire de l’inflation l’alibi du renoncement et du nivellement par le bas !

Aujourd’hui, le système social protège davantage le pouvoir d’achat des smicards que des autres salariés. C’est sans doute justifié. Mais l’avenir est à l’innovation, à la reconnaissance des talents et à la remise en place d’un ascenseur social digne de ce nom. Comment pourrait-on le faire en prolétarisant une frange massive des classes moyennes inférieures, voire de l’ensemble des classes moyennes, c’est-à-dire de l’immense majorité des travailleurs ?

Finalement, le constat que je faisais en 2020, à savoir que les rémunérations se portent bien aux extrêmes, se renforce avec la reprise de l’inflation. Les salariés médians ont certes profité de la révolte des Gilets jaunes, mais trois ans plus tard, ils sont rattrapés par l’inflation et son cortège de déclassement.

Malaise dans les rémunérations, saison 2, c’est encore pire qu’avant

Une polarisation qui s’accentue

D’un côté un nombre de smicards à la hausse, dont la rémunération continue à augmenter plus que l’inflation, de l’autre, des dirigeants qui continuent à s’enrichir en diversifiant leurs rémunérations grâce à des revenus indexés sur la valeur des actions de leur entreprise. Entre les deux, une population de cadres ou d’agents de maîtrise qui se sent fragilisée et dans le collimateur. La loi Pacte en 2019 a obligé les entreprises à publier des ratios d’équité, c’est-à-dire de calculer l’écart entre la rémunération de chaque dirigeant et le salaire (moyen et médian) des salariés à temps plein de son entreprise. Encore une fois, le pari était celui du « name and shame ». Nous avons nommé, nous avons peu blâmé, nous n’avons rien changé.

Il est temps de reposer les principes d’un enrichissement socialement acceptable.

Certes, nous observons une montée en puissance des critères RSE dans les rémunérations variables des dirigeants, qu’elles soient versées en cash ou en actions[4]. Mais ces critères sont centrés sur des objectifs de parité salariale entre les femmes et les hommes, de santé-sécurité ou de réduction des gaz à effet de serre. Autant d’objectifs légitimes que je ne conteste pas. Mais où sont les objectifs visant à lier l’évolution des rémunérations entre le haut et le bas de la hiérarchie ? Où sont les objectifs visant à développer le partage de la valeur entre tous ? Si l’on en croit le dernier rapport d’Oxfam, dont la rigueur scientifique est certes sujette à caution, les rémunérations des dirigeants continuent à défrayer la chronique. On y apprend notamment que « les dividendes des actionnaires ont atteint un niveau record avec près de 1 560 milliards de dollars versés en 2022, soit une augmentation réelle de 10 % par rapport à 2021. » La France n’est certes pas le pays le plus inégalitaire en Europe : au Royaume-Uni, « les 100 PDG les mieux payés ont été rémunérés à hauteur de 5 millions de dollars en moyenne en 2022, bénéficiant d’une hausse réelle de 4,4 %. Ces PDG gagnent 140 fois plus que les travailleurs moyens du Royaume-Uni »[5]. En France, le ratio d’équité est plus bas, mais il augmente : « entre 2011 et 2021, l’écart de rémunération entre le salaire moyen et le salaire des dirigeants est passé de 64 à 97.[6] Concrètement, toujours selon Oxfam, au cours des 10 dernières années, « les 100 plus grosses entreprises françaises ont augmenté la rémunération de leur PDG de 66 %, et seulement de 21 % celle de leurs salariés ». On a beau répéter à juste titre que la rémunération des dirigeants est décidée par l’assemblée générale des actionnaires et que les pouvoirs publics n’y peuvent rien (sauf par des mesures fiscales), les écarts constants et importants entre son évolution et celle des salariés posent à terme un problème réel. Une des premières mesures qu’il conviendrait de prendre face à une telle situation explosive serait de garantir la crédibilité des statistiques données en pâture aux médias. À l’image du COR qui joue un peu le rôle d’un juge de paix en matière de retraite (de moins en moins récemment), la mise en place d’un observatoire des rémunérations des dirigeants me semble un préalable à toute discussion sérieuse. Il ne me paraît pas très compliqué d’exploiter systématiquement les statistiques produites par les entreprises chaque année dans les rapports annuels (et les documents d’enregistrement universel) et de les consolider pour voir les évolutions et les tendances en matière d’écarts de rémunération et de partage de la valeur. Sur cette base, il sera plus simple de créer un consensus à même de faciliter l’adoption de mesures acceptables en termes de partage de la valeur entre les parties prenantes. Jusqu’ici, sur ce sujet clé, nous avons exploré la partie immergée de l’iceberg, à savoir l’ouverture aux nombreuses petites entreprises non encore concernées par des dispositifs de partage de la valeur. Il est temps de se poser la question de comment aller plus loin pour corriger les effets d’un partage de la valeur trop inégalitaire.

 

Aller plus loin que l’ANI

L’Accord National Interprofessionnel signé en février 2023 et appelé à entrer dans la loi cette année comporte une promesse forte pour les salariés des TPE entre 11 et 50 salariés : la possibilité de percevoir une prime de participation, d’intéressement ou une PPV. C’est une avancée majeure qui, selon les premières estimations, pourrait concerner de 700 000 à 1 million de salariés[7]. Ainsi, plus de 55 ans après sa création, la participation, chère au général de Gaulle, va concerner la quasi-totalité des salariés. Cette évolution tombe à pic. En effet, toutes les études montrent que le travail a perdu de sa centralité pour un nombre croissant de salariés. Pour autant, la société se fait de plus en plus individualiste et les Français cherchent à compenser la perte du sens qu’ils ressentent par la possibilité toujours renouvelée de consommer, de voyager, de dépenser. Rien n’y fait : ni le confinement, ni les menaces climatiques, ni l’inflation n’altèrent cette frénésie consommatrice. Dans ce contexte sociétal, la perspective de partager une partie des profits auxquels ils ont contribué, est d’abord perçue comme un gain de pouvoir d’achat immédiat. Il sera d’ailleurs intéressant de voir à quel niveau ces nouveaux bénéficiaires de la participation choisissent de placer leurs primes dans un plan d’épargne bloqué 5 ans. D’où l’importance de faire la pédagogie de la participation aux bénéfices qui n’est pas une rémunération ordinaire perçue en contrepartie de son travail, mais la rétribution d’une partie de la valeur créée par et avec son entreprise. C’est pourquoi il convient d’aller plus loin. Certes la participation est un pas important, mais son terme s’appelle l’actionnariat salarié. Quelle que soit les formule retenue (en direct par l’achat ou l’attribution d’actions ou indirectement via un FCPE[8]), quel que soit le statut de l’entreprise (cotée ou non cotée), l’actionnariat salarié présente deux caractéristiques fortes qui en font toute la singularité : l’accès à la gouvernance de l’entreprise et la rémunération des actionnaires via les dividendes. C’est ici que l’ANI n’est qu’une étape qui ne suffira pas à permettre l’atteinte de l’objectif fixé par Bruno Le Maire : 10% du capital des entreprises détenu par les salariés. On en est loin : 3,5% dans les seules entreprises du CAC40 selon la FAS. Le chemin est certes pavé de bonnes intentions, mais la pente est forte, comme disait un ancien premier ministre. L’actionnariat salarié est une longue marche annoncée dès 1909 par Jean Jaurès dans L’Humanité : « Quand une partie du capital est possédée par la classe ouvrière, quand cette portion du capital porte intérêt au compte des ouvriers, la classe ouvrière, dans la mesure de ce capital, est à la fois capitaliste et salariée ; elle reçoit tout le produit social qui résulte de la mise en œuvre de ce capital par le travail ouvrier ». Prophétique !

[1] Alixio a réalisé 3 enquêtes NAO-Salaire en ligne en 2022 et une au printemps 2023. Plus de 150 grandes entreprises y ont répondant constituant un panel représentatif de répondants. Ces enquêtes ont largement été reprises dans la presse nationale.

[2] La Prime de Partage de la Valeur (PPV) a été instaurée par la loi d’août 2022. Elle remplace la Prime Exceptionnelle de Pouvoir d’Achat dite « prime Macron ». Elle permet d’accorder une prime nette de charges sociales et d’impôt jusqu’à 3 smic. Elle a été intégrée dans la loi reprenant l’Accord Interprofessionnelle sur le partage de la valeur de 2023.

[3] Le Smic a été revalorisé à trois reprises en 2022 (+8,5%) et une fois le 1er mai 2023 (soit 10% depuis début 2022).

[4] L’étude d’Alixio menée en 2021 faisait ressortir que 15% des bonus des dirigeants du CAC 40 étaient assis sur des critères de performance RSE (en hausse de 10% par rapport à 2020), dont les plus fréquents étaient la Santé/Sécurité, la féminisation et la parité Femmes/Hommes et l’engagement des salariés.

[5] Etude Oxfam 2023

[6] Selon d’autres sources, seulement 10,3% de ces ratios sont supérieurs à 80, alors que 42% sont entre 0 et 20 et 30% entre 20 et 40, ce qui relativisent l’impact de l’annonce d’Oxfam.

[7] Source CFE-CGC, signataire de l’accord

[8] Fonds de Commun de Placement d’Entreprise, sorte de copropriété des salariés-actionnaires qui bénéficient de parts de FCPE investies en actions de leur entreprise.

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